Michel Pastor: un parcours de vie

Des Cévennes à Sarcelles puis ailleurs, quel parcours de vie pour cet enfant d’une famille ouvrière, né albinos avec une acuité visuelle réduite à un dixième à chaque œil! Fils d’un maçon d’origine espagnole, en rupture avec une famille installée dans l’Oranais d’alors, et d’une mère protestante de l’Ariège, Michel Pastor est certes une «exception consolante» — selon la formule du grand Ferdinand Buisson qu’a reprise Jean-Paul Delahaye, autre «grain de pauvre dans la machine»; il ne s’y réduit pas. C’est aussi un témoin des troubles du monde, tels qu’ils ont résonné en France, dans la seconde moitié du XXe siècle, mais un témoin marqué par le refus de subir.

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Michel Pastor et Patrick Haddad, maire de Sarcelles, à l’université populaire de Sarcelles, 28 septembre 2023.

C’est à Michel Pastor, et à ses mémoires, qu’était consacrée la séance de l’université populaire de Sarcelles, à l’auditorium du conservatoire, le 28 septembre 2023. Ce fut l’occasion de revenir sur un parcours où s’entremêlèrent sans cesse la lutte contre les préjugés (validistes et de classe), l’acharnement au travail, les engagements militants et professionnels mêlés, divers, évolutifs, mais toujours dans la ligne des valeurs de justice et de solidarité qui sont fondatrices d’une gauche à laquelle il est resté fidèle. C’est de cette séance que sont tirées les photos qui illustrent ce billet qui n’exclut pas une mise en perspectives.

Il est impossible de saisir — sinon comprendre — Michel Pastor sans revenir sur son histoire familiale. Un père d’abord, issu d’émigrés espagnol installés en Algérie dans l’Oranais, en rupture avec sa famille par oppositions aux injustices coloniales, qui devint maçon, s’engagea syndicalement à la CGTU et au Parti communiste, fut officier des Brigades internationales en Espagne — rétif encore et toujours à l’obéissance passive, même au nom de la discipline de Parti, exclu en 1947 pour un titisme supposé, et réintégré discrètement quinze ans plus tard sans remettre en cause sa fidélité à la cause, comme si sa réhabilitation rétroactive relevait d’une correction naturelle des erreurs du passé. Une mère, engagée mais profondément protestante avec des racines ariégeoises, de ce pays profondément républicain qui fut un des rarissimes départements où, en 1851, une résistance populaire tenta de s’opposer au coup d’État de Badinguet; une mère qui joua un rôle majeur dans son éducation, y compris par la lecture biblique mais, surtout, par l’affirmation que, si l’on ne pouvait réussir, il fallait essayer, essayer encore et surtout travailler. En reprenant la distinction opérée par Max Weber, s’y ajoute, des deux côtés au fond, un penchant plus marqué — mais équilibré— pour l’éthique de responsabilité par rapport à l’éthique de conviction.

C’est le Parti communiste qui réunit à Béziers les deux parents de Michel Pastor, Denise et Alfred, à l’approche de la quarantaine. La mise à l’écart d’Alfred du PC, son ostracisation de tous côtés — car il avait été un responsable syndical en pointe du combat social — conduisirent la famille à migrer vers les Cévennes héraultaises, non loin de Montpellier, mais également de ce Gard qui conserve si fortement la mémoire de la révolte des camisards, mais aussi, du côté d’Alès, celle de la lutte plus tardive des mineurs de charbon.

Albinos de naissance, Michel Pastor est handicapé visuel. Avec un dixième à chaque œil, issu d’un milieu particulièrement modeste, les perspectives de cet enfant né en 1947 semblaient des plus limitées. Et pourtant, entouré dès sa naissance par l’exigeante mais totale affection de ses parents, épaulé par des enseignants attentifs à sa situation, cet enfant fut soutenu au point d’être scolairement brillant, échappant à une destinée tracée d’avance qui en eut fait un de ces salariés non qualifiés si nombreux encore.

Parcours d’obstacles dans un système éducatif socialement très élitiste

À l’école primaire, on le dirigea vers la 6e (ils n’étaient que deux dans sa classe, les autres achevant un cycle terminal avec le cours supérieur et le certificat d’études comme seule perspective de viatique scolaire). Le cours complémentaire, où exerçaient des instituteurs chevronnés, fut son tremplin et, parmi les meilleurs, il put accéder à la seconde en lycée pour une préparation à un baccalauréat scientifique. Mais de même que la majorité des élèves de primaire y finissaient leurs études, la minorité des élèves de l’école du peuple qui accédait au cours complémentaire y achevaient leur scolarité au brevet élémentaire, pépinière d’employés ou de petits fonctionnaires, leur «élite» étant préparée au concours d’accès des écoles normales d’instituteurs, alors en fin de troisième.

Il y avait 5% de bacheliers dans une génération dans les années 1950. L’obligation légale à 14 ans est restée inchangée du Front populaire (hommage soit rendu à Jean Zay!) jusqu’en 1966 (mise en œuvre de la réforme Berthoin, l’allongeant à 16 ans pour la génération née en 1953). Les déterminismes sociaux étaient encore marqués par la faible porosité entre l’enseignement primaire (cours complémentaires compris: les futurs CEG de la réforme Berthoin). La course d’obstacles était continue, implacable même: de la classe de sixième de Michel Pastor, il estime qu’ils n’ont été que deux ou trois à passer le baccalauréat. On rappellera qu’il n’y avait que 5% de bacheliers entre la Libération et 1950; en 1964, la proportion s’élevait à 12% dont un peu moins de 3% en série scientifique, mais avec des inégalités sociales encore plus marquées qu’aujourd’hui.

Sous le régime de Vichy, la réforme Carcopino de 1941 avait fait disparaître les écoles primaires supérieures qui allaient, pour faire court, jusqu’au second cycle (brevet supérieur) en les intégrant comme «collèges modernes» dans l’enseignement secondaire redevenu payant (la politique scolaire de Vichy était réactionnaire sur tous les plans: la gratuité de l’enseignement secondaire public n’avait été adoptée qu’en 1933). Seulement, même Vichy dut conserver les cours complémentaires qui répondaient à un besoin. Or il fallait permettre à leurs excellents élèves un débouché qui conduisit à créer une filière scientifique (mathématiques élémentaires «prime» ou «M’») où la seconde langue — à laquelle leurs élèves n’avaient pas accès — était remplacée par les sciences naturelles (Ce fut l’origine de la future section «sciences expérimentales» ou «sciences ex» devenue en 1965 le baccalauréat série D.)

Chassé par la porte au nom de la primauté de l’enseignement classique avec latin et grec), l’accès à l’enseignement secondaire standard (et donc au baccalauréat) revenait pour la fenêtre — revanche paradoxale de l’histoire qu’avait soulignée le grand historien de l’éducation Antoine Prost, Sans doute, si le projet de réforme Billères engagé par le gouvernement de Front républicain en 1956 n’avait pas été enterré au Parlement par la conjonction des conservateurs élitistes et des défenseurs de l’enseignement catholique, Michel Pastor aurait-il pu bénéficier d’une voie plus dégagée avec la création d’une «école moyenne» dont les CES des années 1960 n’ont été qu’un succédané. Les portes entre les cours complémentaires et les lycées étaient très étroites, et même un peu verrouillées : il est pourtant arrivé à s’y faufiler, non sans l’aide d’enseignants auxquels il voue toujours une très grande reconnaissance, comme ce professeur de physique qui, un jeudi (jour sans école à l’époque), bénévolement, refit pour lui et avec lui une expérience d’optique qu’il n’avait pu mener à bien dans un cadre collectif en raison de son handicap.

De fait, bachelier, il fut admis en classe préparatoire scientifique au célèbre lycée Joffre de Montpellier: encore un parcours d’obstacle qu’il ne surmonta qu’au prix d’un travail acharné, avant de réussir l’admission à l’école de chimie de Mulhouse où son handicap était encore une source d’inquiétude. Militant plus actif à cette époque, on y reviendra, il y obtint son diplôme d’ingénieur chimiste sans travailler finalement dans la chimie, tant il est vrai qu’au-delà de ce que représente un diplôme d’un point de vue disciplinaire, il cristallise aussi l’acquisition d’un certain nombre de compétences, d’acquis méthodologiques transférable, de savoir-être, de savoir-faire et, dans son cas, la capacité à transposer les acquis méthodologiques disciplinaires dans d’autres domaines.

Une vie militante, sur le plan professionnel aussi

C’est au sortir de l’école de chimie qu’il constate que son handicap le rattrape. Son diplôme obtenu en 1970, il s’inscrit en DEA (diplôme d’études approfondies, alors préalable à l’engagement dans un travail de thèse et qui correspondrait aujourd’hui à un master orienté vers la recherche). N’étant plus boursier, il trouve un emploi de maître auxiliaire à mi-temps dans un collège d’enseignement technique (CET), ancêtre des actuels lycées professionnels, mais y constate que tous ses collègues n’ont pas la même attitude bienveillante que celle dont il a bénéficié. Il poursuit surtout ses activités militantes à l’Union des étudiants communistes (UEC) et à l’UNEF (dite «renouveau»), un engagement que vient distinguer une sélection pour l’«école d’un mois» à l’école centrale du Parti communiste. Dans le petit noyau d’étudiants communistes de Mulhouse, il a fait le choix de privilégier l’engagement syndical sur la responsabilité politique: un goût du concret et de l’action immédiate qui correspond à celui de la génération précédente.

Cette année de DEA est une année de transition. En 1971, il est recruté par la mairie de Sarcelles, dirigée depuis les élections de 1965 par l’emblématique maire communiste Henry Canacos. Ce dernier est confronté à la fois à la tutelle étroite de l’État (nous sommes avant les lois de décentralisation Defferre) et à une SCIC, filiale du bras armé de l’État qu’est la Caisse des dépôts, qui a la mainmise sur 80% du foncier Sarcellois. Henry Canacos souhaite disposer de collaborateurs permettant à la ville de faire face, intellectuellement d’abord, à ses interlocuteurs. C’est ainsi que Michel Pastor est recruté comme chargé de mission et se lie étroitement avec son voisin de bureau d’un temps, Bernard Stiegler.

Ce recrutement lui-même résulte peut-être d’un hasard, mais d’un hasard bien balisé. Avec son père, Michel Pastor a épluché les petites annonces de L’Humanité et de La Marseillaise, alors grand quotidien communiste provençal. Sa candidature pour Sarcelles avait été suivie d’un «on vous écrira»: nul doute que, pendant cette période, la section des cadres du PCF ait été dûment consultée. Dans un emploi de cabinet, on doit travailler en confiance.

Engagement double car Michel Pastor, s’il s’est échappé de la condition ouvrière à laquelle il aurait pu être condamné, est personnellement certes un transfuge de classe, mais est resté fidèle aux valeurs d’engagement collectif inculquées par transmission familiale comme par son expérience personnelle. Partageant le même intérêt pour ce qu’il nomme «le communisme municipal» — mais qui rejoint une tradition plus ancienne née dans le socialisme d’avant la scission de 1920, pensant qu’au-delà des erreurs d’hier et des aléas du moment, le communisme représentait un avenir libérateur. Au reste, il l’explique — par le bas, diraient les historiens d’aujourd’hui : les communistes représentaient une véritable contre-société, fraternelle et joyeuse malgré l’âpreté des combats, revendiquant jusqu’à mille adhérents à Sarcelles, et une influence bien plus large.

À Sarcelles, Michel Pastor va mener une double activité professionnelle et militante. Après les élections municipales de 1972 (celles de 1971 avaient été annulées), il devient chef du département «Sport jeunesse, loisirs culture». On pourrait considérer que cela a peu à voir avec un diplôme d’ingénieur chimiste mais, encore une fois, son acharnement au travail (les temps intenses du lycée et plus encore de la prépa) et ses capacités intellectuelles, son expérience de l’organisation militante (même si l’on ne parlait pas encore de valorisation des acquis de l’expérience ou VAE) lui ont permis de démontrer à la fois son excellence, un engagement total, mais aussi une fidélité sans faille aux valeurs de gauche qui l’ont irrigué depuis sa prime enfance. Il y a gagné le goût de la Fonction publique territoriale qui permet aux cadres d’être en contact immédiat avec les décideurs et de voir les résultats des politiques engagées, ou à tout le moins d’en voir se dessiner la concrétisation.

«Communiste total», comme il se définit pour cette période, Michel Pastor devient membre du bureau de la section locale, puis chargé au sein du secrétariat de la propagande, comme on disait alors. Fonctionnaire territorial, comme on ne le disait pas encore, il devient chef du département «Sport, jeunesse, loisirs culture» et, après les élections municipales de 1977, devient secrétaire général adjoint de la ville (on dirait aujourd’hui directeur général adjoint des services), chargé de l’urbanisme et des finances, poste à responsabilité. Mais ce communiste total va se trouver en tension à la fin des années 1970, au point de changer le cours de sa vie.

Du conflit intérieur à la poursuite de ses engagements par d’autres voies

En août 1971, à l’occasion d’un voyage en RDA (Allemagne de l’Est), Michel Pastor avait été amené à mesurer l’écart entre les limites du «socialisme réel» en RDA (Allemagne de l’Est), qu’il s’agisse des magasins accessibles uniquement avec des devises étrangères, singulièrement des dollars, ou de l’obsolescence des machines. À la fin des années 1970 — sans même parler du nouveau «coup de Prague» qui met fin brutalement, en août 1968, à l’expérience tchécoslovaque de socialisme à visage humain —, il est interpellé par «des signaux inquiétants».

En URSS, c’est la glaciation brejnévienne; en France, c’est la mise à mal par le PCF de l’union de la gauche. Si, dans ces années-là, il croise un Robert Hue, alors dirigeant fédéral du PCF, auquel il conserve toute son estime, comme aux militants communistes en général, il n’en est pas moins profondément déstabilité, en mai 1981, par la campagne intérieure de la direction du PCF qui préconise le vote révolutionnaire pour Giscard d’Estaing qui doit affronter François Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle. Officiellement, Georges Marchais, secrétaire général et candidat malheureux du PCF, s’est désisté pour Mitterrand. En pratique, Michel Pastor et un autre camarade avec lequel il suivra — séparément — la soirée électorale, seront les deux seuls membres du bureau de la section à voter pour Mitterrand, vainqueur le 10 mai, comme on sait.

C’est aussi une rupture intellectuelle: il est sorti de cette vision téléologique qui fait de l’histoire, pour le marxisme-léninisme, dont le long cours, mécaniquement, résulte des seuls conflits de classe. Là réside la raison pour laquelle il ne rejoindra pas les cohortes successives de rénovateurs ou refondateurs, successivement émiettés dans des organisations confidentielles. C’est un parcours parmi bien d’autres, au-delà des départs ou des exclusions médiatisés, dont la forme la plus massive a sans doute été celle des «sortants silencieux», selon la formule de Catherine Leclercq, Pour autant, le départ du Parti communiste ne signifie pas pour Michel Pastor, en dehors de son activité professionnelle, un retour vers les seules joies du retour à la sphère privée. Il ne cache pas d’ailleurs à quel point cette rupture avec «sa» famille des communistes lui fut douloureuse.

Il était résolu, après les élections municipales de 1983, à changer de lieu d’exercice ou d’activité. Se battant pour la réélection de la liste conduite par Henry Canacos, parce qu’il était solidaire de l’action conduite comme confiant dans sa capacité à gérer l’avenir, il lui était logique que le maire réélu s’entourât, au niveau de cadre communal dirigeant qui était le sien, de quelqu’un qui fût pleinement en phase avec lui. En 1983, ce fut Raymond Lamontagne, à la tête d’une liste de droite, qui fut élu. Fonctionnaire républicain, Michel Pastor assura la transition nécessaire, puis partit vers d’autres cieux, bien décidé à ne plus confondre dans le même espace ses engagements personnels et son activité professionnelle.

Fort de son expérience et de ses compétences, Michel Pastor passa — sous statut de contractuel — six années au ministère de l’Équipement, avant de rejoindre le Centre national de la Fonction publique territoriale. Il y fut chargé de la formation, puis en devint le premier inspecteur général en créant l’inspection générale, avant, à la toute fin de sa carrière, de s’en voir confier l’intérim de la direction générale.

À Sarcelles, il s’engage, avec Bernard Pringot, conseiller municipal et figure locale du PSU, dans l’association «Sarcelles autrement. Écologie, solidarité, démocratie locale» qui essaie de peser pour l’unité à gauche et un programme de changement sans pouvoir empêcher, du fait des divisions, la réélection de Raymond Lamontagne à la mairie de Sarcelles en 1989. En 1995, il est de ceux qui s’engagent pour la liste de gauche, enfin unie, derrière Dominique Strauss-Kahn. Fidèle à son choix de séparer engagement militant et activité professionnelle, il refusera sa proposition de prendre la direction générale des services: «J’y serais revenu avec de trop vieilles idées et de trop vieilles rancunes», écrit-il (p. 154). Mais sans doute la phrase suivante est-elle plus éclairante, et plus éclairée par ce que fut son parcours: «Je ne suis pas homme à parcourir deux fois le même chemin».

Michel Pastor a rejoint le Parti socialiste, mais en militant de base, toujours attaché aux valeurs émancipatrices et à l’unité de la gauche. Malgré les déroutes qui se sont enchaînées depuis ce qu’il nomme «l’anéantissement présidentiel de 2017» (p.187), ce vieux lutteur se refuse à désespérer. Et de préciser : «J’arrive au bout de mon âge et le constat est amer : à gauche, tout est à refaire. Mais l’ampleur de la tâche ne doit pas étouffer la volonté de reconstruire.» Tout est dit.

Le parcours de Michel Pastor, tel qu’il le narre, exprime sa singularité et cette dialectique personnelle qui lui a fait connaître plusieurs vies tout en ayant suivi un seul chemin de vie que caractérisent les trois mots engagement, fidélité et surtout valeurs. Ce rescapé du tri social, dont la détermination s’est forgée dans un effort continu pendant sa jeunesse pour surmonter à la fois les inégalités sociales de départ et son handicap, est suffisamment extra-ordinaire pour n’être pas à l’image de ces cas types spécifiques que peut dégager la statistique. Si, pour Jean Bodin, il n’était de richesse que d’hommes, quelle richesse représente le parcours de l’homme qu’est Michel Pastor !